lundi 4 avril 2011

SEMAINE DOUZE - ADAMO ET NASSARA (texte intégral)



Témérité ou absence de vigilance, je ne sais point. Une chose est certaine, j’ai suivi mon instinct.  Sourire, candeur et fraîcheur ont suffi pour faire tomber l’état de veille constant que nous devons adopter pour éviter les ennuis ou pour prévenir toutes situations malheureuses.

Dans cette histoire, l’avenir me dira s’il s’agissait d’une leçon ou d’une bénédiction.



De prime abord, vous devez savoir qu’ici, à Yagoua, j’ai mon chauffeur de mototaxi qui sait combien je n’aime pas la vitesse.  Il est ce que j’ai de plus précieux pour mes déplacements divers.



Or, chaque fois que je vais à Maroua, ville située à environ 200 km de Yagoua, trouver un chauffeur de mototaxi comme lui est difficile.  Que d’aventures j’ai eues.  Un qui ne connaissait pas l’endroit où je lui demandais de m’amener, l’autre qui roulait un peu trop vite, un autre qui était un peu trop téméraire, enfin... Au cours de la dernière fin de semaine, je m’étais donné comme mission d’adopter le prochain chauffeur qui me plairait.

Vendredi matin, sur le coin de la rue, attendant sagement un mototaxi, voilà qu’Adamo se pointe. Avant de monter, je lui ai dit «maman a peur, il faut aller doucement».  Il me répond «Maiaiais y’a paaaaaas de problème» avec un accent et une prononciation toute particulière, le français est certes sa troisième langue, mais il se débrouille.  Il s’exprime avec des phrases courtes et simples, sans fioriture inutile. Nous sommes de véritables contrastes dans le domaine.

Un voyage des plus doux.  Aucun freinage brusque ou accélération inutile. J’aime sa conduite, elle est comme celle de mon père ou un de mes frères, mais lequel…Je les vois se poser la question.



À la fin du trajet, je lui demande son numéro de téléphone et lui explique que j’aimerais qu’il vienne me chercher vers 16h30. Il me répond : «Mais y a paaaaaas de problème» et c’est là que notre histoire débute.

Tel que prévu, vers 16h30, je l’appelle et il me dit : «J’arrive, vous m’attendez».  Tous les participants ont le temps de partir et je reste là.  On me dit qu’il ne viendra pas, mais je décide de lui faire confiance. J’avais raison, il arriva, tout en peine, m’expliquant dans ses mots son retard : «J’étais très loin, trèèès très loin». 



Le «è» du «très» est étirée tout comme le «a» du «pas de problème» et le «ai» du «mais».



Et puis, je lui dis que le soir même, j’aurai besoin de lui pour aller souper et ensuite revenir à la maison.  Il répond toujours : «Mais y’a paaaas de problème» et toujours, la conduite est impeccable.



Je lui annonce que le lendemain, il devra me cueillir à la maison pour aller travailler et ensuite me ramener à la fin de la journée. Il me demanda alors quelque chose d’étrange, il voulait conserver mon numéro de téléphone et prendre «la photo de la blanche».



Pour cette demande, il me parle doucement et m’explique qu’il serait bien content, mais surtout, que ses parents seraient «trèèèès contents». 

Ses explications furent plus longues que celles que je vous livre. Beaucoup de délicatesse et de soin pour chacune des syllabes prononcées. Sa gesticule fort posée échappait à toute forme d’excès. Il insistait sur une chose, ses parents seraient «fiers, très fieeeeers» de lui parce qu’il connait «nassara», ce qui veut dire «blanche» dans leur patois.



Afin de rendre justice à ce blogue, vous devez, tout en lisant le présent texte, prendre le temps d’étirer les voyelles lorsque je vous le signifie tout en y allant d’un léger crescendo suivi d’un diminuendo qui rejoindra la dernière voyelle écrite.



Et pour rendre les choses encore plus réelles, imaginez Adamo avec une expression faciale qui témoigne la joie, le plaisir et le ravissement. Un hochement de tête ici et là vous installera tout prèèèès de moi et vous comprendrez alors mon prélude… témérité ou absence de vigilance, je ne sais point…

Mais, vous décrire l’inconfort vécu à entendre les raisons qui motivaient sa demande…De muettes interrogations envahissaient bruyamment mon esprit. 

Je vous invite à bien y penser…On est fier de connaître un «blanc», on le garde dans ses contacts téléphoniques, on veut rassurer ses parents qui demeurent en brousse et pour le faire, on leur dit qu’on connait une «nassara», mieux, on a une photo pour le prouver.



Mais qu’est-ce que la couleur de notre peau a pu laisser comme trace mnésique chez les gens du village ?



Un peu plus tôt au cours du même mois, une collègue m’expliquait que dans certaines tribus, les scarifications sur les visages étaient pratiquées afin que l’enfant noir ne soit pas volé par l’homme blanc. Bien des explications aux scarifications, mais celle-ci m’a saisi.



Trouver un sens à cette situation n’aurait eu de sens. Les propos racistes me seront toujours intolérables et insupportables, davantage lorsque je rencontrerai Adamo.



À mes rebonds émotifs échappant à mon cycle ovulatoire, me rationaliser était impératif. Il fallait que j’éprouve rapidement du plaisir à lui dire «oui» alors que je pensais à cette subordination, cet asservissement qui paralyse et annihile toute dignité humaine. 



Je pensais à l’histoire de son peuple. Je me rappelais de ma visite à la Maison des esclaves située à l’Ile de Gorée (Sénégal). Cette île était le principal point de départ des «nègres» capturés par les blancs sur le continent africain pour les amener en Amérique et en faire des esclaves.

Visiter l’ile de Gorée, c’est un peu comme visiter un camp de concentration.  L’histoire d’un peuple s’y trouve. On y pleure.



Je voulais tellement lui dire que pour ma part, j’étais «trèèès contente» de l’avoir trouvé, mais il n’avait point d’oreille.

J’ai souri, béatement. Je l’écoutais et opinais du bonnet. Une adhésion totale à toutes ses demandes.

Vous avez certes déjà eu des absences momentanées parce que la réflexion, la rumination, la cogitation vous envahissaient. Adamo m’a permis d’être absente, il parlait et je n’écoutais plus.



Et puis, vivement je suis revenue, lui promettant les plus belles photos.



Le lendemain, mon amie a pris deux photos tout près de sa porte d’entrée, lui en dossard jaune et moi derrière lui, bien assise sur sa moto. Il est venu ensuite me conduire au travail.



Je croyais que c’était suffisant, mais…



Sur la route, il a pris tout son temps pour me dire qu’il voulait que la photo soit prise ailleurs.  Fin et prudent, il ne prenait aucun risque. Il me disait : «Il faut porter les beaueaueaux habits», le poing bien serré devant lui le tirant vers son coeur.  J’ai vite dit oui pour le rassurer, pour qu’il arrête d’être fin et prudent.

Il continua en m’expliquant qu’il connait un endroit où «tououout le monde» se rend pour la photo. Il demanda si «la sœur» pouvait nous accompagner. La sœur est mon amie volontaire qui avait pris la photo du matin.



Je n’avais pas saisi les éléments de sa première demande alors je lui ai dit que le lendemain, je serais disponible et qu’il me ferait plaisir d’utiliser mon appareil photo…«Ah ça…c’est un trèèès bon appareil, un trèèès trèèès bon appareil, ce sera de joooolies photos».

Tel que promis, le lendemain, il est venu me chercher pour le travail et lors du retour, il avait un sac que j’ai gardé avec moi jusqu’à ce que je le rappelle pour se rendre à l’endroit choisi.



Dans son sac, les «beaueaueaux habits».



Je l’ai rappelé 30 minutes plus tard.  La «sœur» était prête à m’accompagner dans mon aventure et servir de photographe. Nous nous sommes rendus au pont situé à l’entrée de la ville. 



Confidence : je me suis demandé dans quelle histoire je m’étais embarqué lorsque j’ai trouvé le trajet un peu long. C’est comme ça, plonger sans regarder la profondeur de l’eau...Et de se demander si «témérité ou absence de vigilance» se terminera par «leçon ou bénédiction».



Consolation, j’ai eu droit à une visite guidée de la ville. Il m’a également raconté qu’il était au Tchad en 2008 et que «la guerre l’avait chassé». Je lui ai demandé ce qu’il avait vu et il a dit, sans étirer les voyelles, sans crescendo ni diminuendo et sans expression faciale, que les corps étaient par terre dans les rues, que le sang était là, tout en m’indiquant de la main gauche le goudron sur lequel nous roulions, et que c’était terrible.



Silence.



Une fois sur place, j’ai tout compris.  L’endroit était joli et puis, il a enlevé son chandail et a mis les «beaueaueaux habits». Il était beau, «trèèèès» beau.

Nous avons pris quelques photos et, à chaque fois, il sortait un nouveau chandail et s’habillait et se déshabillait jusqu’à ce qu’il sorte de nouveaux pantalons…Je me suis alors demandé comment il ferait, mais, sans aucune gêne, il s’est changé.



Nous avons regardé dans la direction opposée…Je vous ai mentionné un peu plus haut que je n’étais pas dans mon cycle ovulatoire alors…Nous avons vraiment regardé dans la direction opposée.



Un laps de temps court, mais tellement vivant.  L’entendre dire «oulalala, c’est joooooli…» à chaque fois qu’il se voyait sur l’écran était ma mélodie du bonheur. Et ma copine de me dire combien j’étais téméraire, et de la rassurer en lui disant qu’en cours de route, je me suis demandé si j’avais bien fait…



Et j’avais bien fait.



Et puis, il a encore une fois pris tout son temps pour me dire que lorsque je reviendrai à Maroua, il est possible qu’il ne puisse répondre à mes appels, car il doit entrer au village pour «le mariage». Il a trouvé «la fiancée». Il veut continuer d’être mon «chauffeur» malgré son absence.  Il a expliqué à trois ou quatre reprises de ne pas croire qu’il ne serait plus là, mais de seulement comprendre qu’il devait aller se marier. 

Je lui ai dit que lorsqu’il reviendrait à Maroua, je prendrais des photos de sa fiancée. Il était «trèèèès content».



Le lendemain, j’ai choisi six photos et je les ai «fait laver» comme Adamo sait si bien le dire.



Lorsque je l’ai revu, il avait les «beaux habits».  Il m’a fait remarquer ses cheveux qui venaient tout juste d’être rasés.  Je lui ai dit qu’il était beau, trèèès trèèès beau.



En regardant les photos, les remerciements ne cessaient.  Il m’a dit : «comment faire les cadeaux pour toi».  Je lui ai dit que je n’avais besoin de rien, que ça me faisait plaisir.  Et il a ajouté : «…mais je me souviendrai de toi jusqu’à la fin de mes jours, vraiaiaiaiment…».



Je lui ai alors demandé de pouvoir envoyer sa photo à mes parents, fils et amis et lui disant : «Mon papa et ma maman seraient trèèèès contents de savoir que leur fille est transportée par quelqu’un qui conduit bien, trèèèès bien…».  Et d’ajouter et répéter encore et encore plus fort, en crescendo sans diminuendo : mes parents seraient trèèèès contents, trèèèès trèèèès contents.



Il a accepté. C’est pour cette raison que vous avez sa photo. Contemplez ses beaux habits, son sourire et…Combien il est beau.



Pour me rendre justice, vous devez, tout en lisant, prendre le temps d’étirer les voyelles lorsque je vous le signifie et, plus important encore, exercer ce crescendo en utilisant tououout l’air de vos poumons.

Pour rendre encore les choses plus réelles, il est impératif de me joindre une expression faciale qui témoigne la joie, le plaisir, le ravissement, le contentement et la satisfaction…









Et de vous dire combien je me sentais mieux



Qu’est-ce que cette histoire laissera comme traces mnésiques chez la «nassara» ?



Le quotidien vous disais-je…En voici une parcelle…Inoubliable…

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