Samedi, 2 avril 2011, 07h00
Nous sommes quatre à nous être donné rendez-vous pour partir de Yagoua vers Lara et Moutouroua. Deux collègues de travail, Bouba, mon gardien de nuit et moi-même.
Je me rends à Lara avec Bouba pour visiter sa famille et gravir la montagne qui surplombe le village. Nous devons nous rendre tôt, la randonnée doit se faire en matinée sinon, le soleil sera trop fort. Les autres continueront jusqu’à Moutouroua pour aller chercher du mil et reviendront le même jour.
Nous avons un camion muni d’une boite pour le transport de la marchandise, à l’avant, trois places pour les passagers. Nous sommes quatre à être entassés l’un sur l’autre. Je suis assise sur le moteur et je cuis. On m’offre une autre place, mais je refuse. Hors de question que je chauffe mon gardien de nuit. Je trouve deux livres et les place sous ma fesse gauche, celle qui s’appuie sur le fer qui me brûle. Opération réussie, je suis confortablement assise entre le chauffeur et Bouba et je ferai le voyage sans trop de peine. On a gagé que je déménagerais avant la fin du trajet...Ils ont perdu.
Ce camion est la propriété du CODASC, mon employeur, il sert davantage à l’équipe de forage des puits qui se promènent un peu partout dans le département. Ils font un travail extraordinaire. Justement, la semaine dernière, je travaillais à la rédaction d’un projet de réhabilitation de 143 puits hors d’usage. Nous espérons que le partenaire acceptera le projet.
Ce matin-là, avant notre départ, nous avons chargé de la ferraille, des vieilles portes et de vieux morceaux de métal rouillé qui serviront ultérieurement pour la construction d’une maison.
Ici, tout se récupère.
Tout.
Bon, presque tout.
Enfin, nous partons. À peine avions-nous roulé dix kilomètres que nous sommes interceptés par un minivan qui transporte une quinzaine de passagers. Le chauffeur nous montre un véhicule renversé et nous dit : « Nous avons besoin d’aide pour le transport des blessés, y’a déjà un mort ». Le chauffeur recule alors le camion vers le véhicule et nous descendons. Par terre, un homme se roule, torse nu, le cellulaire sur l’oreille alors qu’un autre homme marche de long en large.
Que le désarroi et la détresse de ces hommes pour fracasser le silence matinal de la brousse.
Le minivan repart, nous prenons la relève.
Les trois hommes qui m’accompagnent ne font ni un ni deux, ils sont là, sortant les corps de deux jeunes femmes du véhicule alors que la troisième demeure coincée.
Elle est morte sur le coup.
Mes amis prennent les jeunes femmes et les déposent dans la boite du camion, sur un espace restreint aménagé pour l’urgence du moment.
Coincées entre la ferraille et la porte qui se refermera sur elles, elles y trouveront la mort si ce n’est déjà fait au moment où nous les avons déplacées.
Pour ma part, que des sanglots étouffés. Ils sont déjà trois. Leurs six mains suffisent à la tâche, l’espace est restreint. Je demeure à l’écart.
Quant aux hommes qui ont survécu, ils montent à l’avant du camion et, accompagnés de mes deux collègues, ils se dirigent vers l’hôpital de Yagoua.
Pas de place pour Bouba et moi. Les deux hommes blessés à l’avant du camion et les femmes inanimées dans la boite.
C’est cette image qui ne passe pas. Pourtant, ce qui devait être fait a été fait. Bien fait même.
Nous travaillons avec ce que nous avons. Une boite de camion…Le fond de la boite…De la ferraille…Deux femmes…
Ici, on n’a rien et «on fait avec» comme le disent les Camerounais.
Nous nous sommes alors retrouvés deux, sur une route déserte, un véhicule accidenté, le cadavre d’une jeune femme, des mouches qui nous empêchent de rester en place et puis, une moto, et une autre.
On s’inquiète, on me demande si je vais bien. Je leur raconte l’histoire, leur dit que ce n’est pas mon véhicule. On s’approchera pour voir et repartir, cantonnés dans un mutisme imprévu, le regard désolant et leur vitesse ralentie par les images.
Au loin, un chien se pointe. Bouba est vigilant, il prend des cailloux et fonce en criant à l’homme au loin : «Y’a l’accident, y’a le sang…Appelez votre chien»…
Bouba est formidable, il n’arrête pas de me surprendre, il pense à tout. Il sait beaucoup de choses. Il connait son pays, sa culture, ses gens et plus encore.
Les gendarmes arrivent, calepin en main. Au loin, des paysons qui marchent pour venir voir l’accident. Avec eux, des enfants…C’est trop…Je sors une camisole bleue de mon sac, me dirige vers le gendarme, la lui tends tout en lui demandant d’éviter que les enfants voient…Il part et couvre le visage et le crâne de la jeune dame décédée.
On m’a informé un peu plus tard qu’habituellement, on couvre le visage des cadavres avec des feuilles. Pour cette fois, ce sera ma camisole de couleur bleue qui servira de voile.
Dans le décor jaunâtre du sahel, le bleu du voile improvisé détonne.
Nous attendons le retour de nos amis. Les revoilà. Nous montons et reprenons la route. Ils nous apprennent alors que les deux dames sont décédées avant leur arrivée à l’hôpital et qu’ils sont inquiets pour le chauffeur qui crachait le sang. On croit qu’une des femmes était morte avant le transport.
Le gros camion dans lequel je suis ne peut pas aller bien vite. Je suis rassurée. C’est comme ça, après la vue d’un accident, on roule plus doucement.
Et puis, les hommes se sont mis à parler, à dire, à redire, à décrire et…À se taire, ici et là, quand l’un d’eux terminait, fermait ou achevait la discussion par une phrase qui clos : «Dieu en a voulu ainsi», «…c’est comme ça», «...le destin», «…trois jeunes femmes», et j’en passe.
Au cours de la conversation, nous apprenons que le cellulaire d’un de nos amis a été emprunté par un des hommes blessés. Suffisant pour qu’on le rappelle puisque tous les cellulaires ont un afficheur.
Notre ami nous le confirme, c’est déjà fait. Une dame l’a rappelé lui demandant qui il était : «un infirmier qui passait par là», et comment vont les femmes : «je suis désolé, elles sont mortes».
Fin de la conversation.
On ne sait pas qui a appelé, la mère, la sœur, l’amie, enfin, il s’agissait surement d’une personne proche puisqu’elle avait été contactée par un des blessés.
Tout en nous racontant cette courte conversation qu’il a eue, mon ami ouvre son cellulaire et constate qu’on lui a pris 4000 FR de crédit de communication. Il referme son cellulaire et le replace dans sa poche en soupirant et haussant les épaules. Personne n’ose dire quoi que ce soit. Vous savez, c’est beaucoup d’argent 4000 FR pour une personne d’ici. Maintenant, son téléphone est presque vide.
De ces courts silences que l’on croit interminables…Il en était un…Que le ronflement du moteur et le vacarme de nos pensées communes. Nous étions tous coincés entre ces images de la mort et la vie qui doit continuer.
En d’autres circonstances, nous aurions sympathisé avec cet ami qui venait de se faire prendre 4000 FR de crédit.
On a repris la conversation avec des choses simples qui ne durent pas. Briser le silence qui fait mal. Voilà ce que nous tentions de faire. Bien que nous voulions sortir du sujet, nous y revenions sans cesse et chacun y allait de son histoire personnelle.
Au retour, on m’informe qu’à la morgue, les gens de l’hôpital ont laissé les gens du village aller voir les corps.
Inhabituel selon une dame d’ici. Inhabituel et __________. Ici, vous pouvez ajouter le mot que vous voulez. Vous êtes maintenant dans un blogue interactif.
Mon fils ajoutera TIA. This is Africa. Que les cinéphiles se mettent à l’ouvrage.
L’histoire la plus crédible et la plus constante, il s’agissait de la femme du juge de Kousséri, la femme du juge de Maroua et d’une étudiante qui venait de terminer sa formation au Canada. Les deux hommes ont survécu. Par moment ils étaient morts, par moment, ils étaient vivants, mais dernièrement, un homme qui connaissait l’un d’eux m’a dit que les deux hommes s’en étaient tirés.
Sur les lieux de l’accident, alors que j’étais seule avec Bouba, il m’a demandé ma caméra pour pouvoir prendre des photos. Je ne voulais pas et il m’a expliqué que c’était pour son papa.
J’ai accepté. Difficile à concevoir, mais, lorsque je l’ai vu, un peu plus tard dans la journée, seul à seul avec son père en train d’échanger sur l’accident, caméra en main, j’ai pensé que c’était libérateur pour lui. Son père est un grand sage, il a été infirmier de brousse pendant 38 ans, ses histoires sont nombreuses. Un des premiers chrétiens à avoir eu la chance de bénéficier de la science des blancs. Il a jumelé médecine traditionnelle et la médecine moderne. Il est âgé de 71 ans, un des monuments du village.
Le lundi suivant l’accident, je marche vers le travail lorsque j’entends un pas derrière moi. Je me retourne, il s’agissait du chauffeur du camion qui nous transportait le jour de l’accident.
Incroyable. Je pensais justement à lui. J’avais hâte de le revoir.
Sur les lieux de l’accident, alors qu’il finissait de transporter les corps, nous nous étions retrouvés là, tous deux, un peu en retrait, à simplement se regarder, se baisser les yeux, se regarder à nouveau et ainsi de suite. Pris dans la même émotion, les yeux embrouillés, la gorge nouée et la tête frottée et serrée par nos mains et nos doigts. Une communion. Nous étions tous deux dans le même chagrin, que le regard pour communiquer notre impuissance.
Ce lundi matin, en me retournant, nous nous sommes regardé, mais cette fois…Un regard soutenu et sans qu’un mot ne soit prononcé, nos mains se sont rencontrées pour se serrer.
Nos yeux, nos mains, notre gorge avaient été libérés par le temps.
Il a parlé le premier :
-Ça va?
-Oui et toi?
-Ça va.
-Et la tête?
-Ça va.
Le sanglot n’est plus. J’ai parlé, parlé et parlé.
Ici, lorsqu’on veut dire qu’on a fait le geste avec intensité, nous répétons trois fois le verbe d’action au même temps.
Attention, je me reprends, nous avons parlé, parlé et parlé. Il a aussi parlé, parlé et parlé.
Et cette image passe mieux. Ce qui devait être fait a été fait. Bien fait même.
Je lui raconte ma fin de semaine. J’ai rejoint un autre volontaire et sa femme à Kaélé. J’y ai mangé des criquets rôtis et bu le bili-bili.
Vous vous souvenez du blogue de la semaine six où je mentionne avoir eu peur d’un insecte qui faisait un BZZZZZ d’enfer…C’était un criquet. Relisez le paragraphe précédent, j’ai mangé un criquet, deux et puis trois.
Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas.
Enfin, il est heureux d’entendre que j’ai gouté le bili-bili, la bière de mil artisanale fabriquée par les femmes d’ici. Il écoute et interroge mes impressions.
Délicieux, c’est délicieux.
Et l’odeur…Ces agréables effluves m’ont rappelé…Le 24 juin…Notre fête nationale…Les Plaines…
Et puis, j’ai soudainement eu un goût de saucisse et de choucroute…Et j’ai pensé que nous étions de très bons producteurs et buveurs de bière…Et j’ai tout de suite freiné ces pensées soudaines qui se terminent par…«…j’ai hâte…ça me manque…c’est-y assez bon…etc.»
Nous continuons la route ensemble. Il est grand, très grand. J’accélère le pas pour ne pas qu’il piétine.
Je crois sincèrement que ce matin là, le Bon Dieu l’a placé sur mon chemin. Je vous le redis, j’avais hâte de le voir.
Tout bien réfléchi, peut-être est-ce les esprits de ces dames qui l’ont vu être fort et courageux et qui ont cru bon que nous partagions le plus rapidement possible ?
Je lui ai aussi dit que je l’avais trouvé formidable. Il a répondu : «On fait comment?».
Dans un blogue précédent, je vous ai parlé de ce «comment» que l’on utilise à tout moment.
J’ai souri. À mon retour, vous excuserez tous les «comment» que je dirai…Mieux encore, si le cœur vous en dit, vous y répondrez par une poignée de main et un sourire.
Je continue avec le chauffeur. Il en vaut la peine.
Anecdotique mais, avant ce samedi matin, je le connaissais peu. Pire encore, un matin, il s’est arrêté près de moi avec sa moto pour me dire : «Bonjour Alyne. Monte» sans ajouter quoi que ce soit. Je me suis sérieusement demandé qui était cet étranger qui m’offrait un transport. J’ai rapidement conclu que c’était un collègue de travail puisque nous seuls empruntons ce sentier.
Ce lundi matin, un contact fort différent. Ensemble, nous avions vu et vécu.
Nos salutations ne seront plus jamais les mêmes.
Ah oui…Finalement…Je n’ai pas gravi la montagne. Nous avons reporté l’activité.
Salut Alyne ..gab est avec nous et il me montre comment envoyer un message sur ton blogue..cet après midi moi et Gab avons été faire une rail de motoneige...c'était super cool...à bientôt...France..Gab et moi-même Dany....
RépondreSupprimerDeuxième test...
RépondreSupprimertroisième test...
RépondreSupprimerMa chère Alyne,
RépondreSupprimerje suis sans mot. On ne pense pas, dans la vie, et surtout pas le matin de ce jour-là, qu'on vivra une histoire pareille.
Quel courage ça a dû te prendre... J'ai une image bien claire de ta camisole bleue, transformée en linceul de fortune et oui, on dirait une image de cinéma.
Semaine 14 restera sans doute gravée à jamais dans ta mémoire, comme un point rouge parmi les souvenirs.
Tiens bon.
Je t'embrasse bien fort,
Catherine