Mendicité. Pauvreté. Misère.
Souffrance. Faim. Tiers-monde.
Carence. Maladie. Itinérance. Saleté.
Orphelinage. Veuvage. Lévirat. Sororat.
Demander. Supplier. Quêter.
Donner.
Donner quand c’est possible. Donner quand on peut. Donner pour avoir du sens. Donner pour donner.
Donner quoi : de l’argent surtout.
En retour : leur sourire, leurs poignées de mains, leurs salutations et leur révérence.
Pour vous, des mots qui se succèdent.
Pour moi, des images qui se succèdent.
Et que provoquent ces mots pour vous ? Je n’en sais rien.
Et ces images pour moi : de longues réflexions.
Ici, je me retrouve souvent dans mon plexus solaire. Ce point, juste là, entre mon nombril et mon sternum, là où j’ai recueilli quelques gouttes de sueur pour la première fois de ma vie au cours des derniers mois. Je vous l’ai dit, j’ai sué de partout, partout, partout.
À cet endroit précis, l’être humain y ressent son mal physique lié à ses incompréhensions, à ses ruminations, à ses maux psychologiques. J’ai lu récemment que le plexus solaire est le chakra clé du bien-être.
Chez moi, les scènes injustes ou malheureuses s’y logent et interceptent l’énergie de ce chakra si cher.
L’abbé Pierre n’a jamais perdu sa capacité de s’indigner. J’y travaille.
Dans les faits, selon les circonstances, l’inconfort provoqué dure plus ou moins longtemps, quant à son intensité, elle diffère à chaque fois.
Depuis mon arrivée, j’ai traversé différentes intensités ou durées.
Le dernier inconfort s’est produit tout dernièrement. Je me suis rendu dans deux villages de la brousse pour livrer des médicaments. Le choléra sévit, on en parle même à la radio.
Vingt nouveaux cas par jour.
Nous nous sommes arrêtés chez les sœurs et l’une d’elles nous a accompagnés pour la livraison des médicaments. Après plusieurs années auprès d’eux, elle parle leur patois et pourra nous introduire plus facilement.
Une fois sur place, des malades couchés sur le ciment ou directement sur les ressorts de lit sans matelas. Tous sous perfusion. L’une d’elles a déjà pris 45 sacs.
Le gouvernement paie la médication contre le choléra, mais le chemin pour se rendre aux fonctionnaires qui approuveront la livraison est parsemé d’embûches. Les interventions d’urgence sont inexistantes. Plus efficace et rapide d’appeler mon coordonnateur qui dirige un département de santé. Il a été appelé en renfort dans la nuit de dimanche à lundi.
Le lundi matin, à la première heure, nous y étions.
Des gens, trop de gens sont là tout près de leurs malades. La sœur tente de les éloigner, mon collègue en fait tout autant. Elle se désâme pour expliquer…Les mots, les gestes, les explications ne suffisent pour les chasser de ce lieu de contamination.
Et pendant ce temps, j’observe cette sœur et me rappelle la scène de la télésérie sur la vie du docteur «Lucille Teasdale» dont le rôle était joué par Marina Orsini.
Les images se superposent.
Dans la télésérie, Dr Teasdeale se fâche pour tenter de faire comprendre aux gens du village de ne plus couper les gencives de leurs enfants avec une lame ou des morceaux de verre. Ses mots, ses gestes, ses explications ne suffisent.
Pour cette scène, la sœur aurait pu remplacer Marina Orsini avec brio.
Résultat : les paysans resteront là, à accompagner leur frère, leur sœur, leur père, leur mère, leur voisin, leur voisine dans leur maladie. Et le choléra continuera de se propager.
C’est comme ça, les gens de la brousse ne comprennent rien aux histoires des blancs.
L’espérance de vie est de 42 ans pour les femmes et de 41 ans pour les hommes, passé ce cap, tu as de la chance alors, qu’y perd-on ?
Toutefois, si on survit à cette épidémie, leurs liens seront encore plus forts. Pourquoi ? Parce qu’ils seront restés là, à accompagner leur frère, leur sœur, leur père, leur mère, leur voisin, leur voisine dans leur maladie.
Un collègue qui a 40 ans me disait que s’il passe 60 ans, il vivrait sur du temps béni.
Avec lui, j’ai longuement discuté sur le darwinisme, sur la vie, sur l’Afrique, sur l’Amérique, sur ses rêves, sur un peu tout. Pour lui, devenir adulte dans son pays résulte de la capacité de l’individu à survivre aux nombreux facteurs environnants. Les plus faibles sont tôt ou tard éliminés pour quelque raison que ce soit.
À 40 ans, il se dit un survivant. Je lui dis toujours qu’il possède une génétique gagnante. Ses propos me font croire qu’il a pleuré trop de frères. Un jour, il me l’a confirmé, il a effectivement pleuré trop de frères…Jusqu’à ne plus pleurer…
Cette confirmation a été suivie d’un silence que je n’ai pas voulu briser. Je me suis tu. Je crois qu`à ce moment précis, il a eu une douleur au plexus solaire. Ils ne les pleurent peut-être plus, mais tous continuent d’être là…
Ce jour-là, chakra perturbé, nous avons continué la route que nous faisions ensemble.
Mais dites-moi, vous avez déjà observé un individu qui se retrouve soudainement dans son plexus solaire ? Il fixe le vide… Impossible de déterminer ce qu’il regarde, sa bouche se ferme, ses mâchoires se serrent et sa pensée est loin loin loin…
Enfin…Depuis que nous nous connaissons mieux, le darwinisme revient sans cesse entre nous, pour tout et pour rien. Chaque fois, nous sourions et rions. Ce type, je l’admire. Pour son intelligence, pour ses analyses, pour sa lucidité quant aux tristes réalités de son continent, pour ses questionnements et pour les discussions que nous avons ensemble.
Il est le seul à savoir que j’ai fait une demande d’apostasie. Vous auriez dû voir son visage…Il croyait que seul l’évêque pouvait apostasier, il ne pouvait imaginer qu’un individu puisse demander une apostasie. Après sa réaction, je lui ai demandé de ne pas partager cette confidence…Je venais de le frapper un peu trop fort. En fin de compte, il a malgré tout compris. Il m’a même confié qu’il n’aimait pas que l’Évêque apostasie les jeunes garçons qui choisissent d’être initié par la tradition, il m’expliquait que cette position le coinçait entre sa religion et sa culture, choisir entre les deux lui était difficile.
Je l’appelle Kounta Kinté.
Je poursuis en vous mentionnant que c’est avec lui que j’ai livré les médicaments dans les centres de santé. Il est mon coordonnateur.
Toujours ce même jour, sur le chemin du retour, nous sommes allés rendre visite au médecin du centre de santé publique qui couvre le territoire affecté par le choléra. Il était débordé. Il nous expliquait que son équipe était intervenue auprès des gens qui s’approvisionnaient en eau directement dans les mares. On voulait sensibiliser la population du danger lié à la consommation de cette eau et à la propagation du choléra.
Après leur plaidoyer, une femme a continué de puiser l’eau et a dit : « je mourrai du choléra». Tous les paysans présents ont applaudi.
Tout au long de son récit il disait : «Mais ils ont la tête dure».
En fait, leur réalité en cette période de l’année est simple, ils ont le choix entre mourir du choléra ou mourir de soif. Les puits sont à sec et les forages sont insuffisants. La désertification avance. Le sahel perd ses arbres. Ce sont pour eux les effets du réchauffement de la planète. Là où on vivait bien, voilà qu’on vit un peu moins bien.
À tous ceux qui oseront les juger, je les invite à venir passer un an dans leurs souliers et de tenter de faire mieux avec les mêmes moyens et connaissances…Scolarité incluse.
Et puis non, je vous aime tous très fort, un an, c’est énorme, si vous n’êtes pas un individu capable de survivre aux nombreux facteurs environnants, vous serez tôt ou tard éliminé pour quelque raison que ce soit.
Un an dans la brousse sera suffisant pour vous élimer de la surface du globe.
Je vous épargne, demeurez où vous êtes et … De grâce, ne jugez point.
Et ce plexus solaire…
Parfois troublé par la mendicité sous toutes ses formes. Passive, agressive, muette ou discrète, elle me demeure interrogative à chaque fois.
Certes, nous pourrions palabrer ou pérorer sur la mendicité et nous aurions tous des opinions différentes. J’ai entendu un homme d’ici être très dur envers les mendiants. Il dit que pour lui, la mendicité, c’est la honte. Des propos d’une rigidité telle que je n’ai pas discuté, et pourtant, ce sont les siens qui se trouvent ici et là à demander l’aumône pour différentes raisons.
Personnellement, la mendicité agressive me fait bouillir le sang. Ils t’abordent en te disant : «Donne-moi 100 fr», «Donne-moi ta bouteille», «Donne-moi ton collier», «Donne-moi ton sac», etc. Sèchement, je réponds «NON» tout en continuant ma route. Elle est agressive parce que je suis blanche, parce que je suis «nassara». Ils n’abordent pas les leurs ainsi. Mais, sachez que je ne leur en veux pas du tout.
Et il y a ces gens qui tentent leur chance…Ils demandent en tendant les mains, en te racontant leur histoire, en s’inclinant et en t’implorant.
Ma réponse n’est jamais la même. Parfois je donne et parfois je mens. Je dis que je n’ai pas «l’argent».
Trop souvent, je sais que leur récit est inventé de toutes pièces, mais je donne quand même, histoire d’honorer leur imagination. Je ne sais pas si je fais bien, mais le temps d’un moment, tels nos amuseurs publics, ils ont su me distraire en répondant à mes questions qui parfois auraient pu les amener à se perdre dans des détails qu’ils n’avaient pas prévus.
Entre autres, j’ai récemment donné 500 fr à une jeune fille qui entremêlait les faits, rien ne se tenait et je lui signifiais. Je l’ai fait travailler fort. Elle revenait sans cesse et puis je lui ai remis 500 Fr en lui mentionnant que je savais que tout était faux, mais que ça me faisait plaisir de lui faire un cadeau. Vous auriez dû apercevoir ce timide rictus… J’ai soutenu son regard qui a trop vite fait de se défiler. Je vous assure, du début à la fin, une croisade que je ne regrette guère.
J’aime ces tendres pièges. Il ne me laisse aucune amertume.
Malgré tout, devant la réelle mendicité, des limites s’imposent.
Au réconfort de la misère omniprésente, nous devons parfois dire non.
Avec le temps, l’indifférence s’installera et nous permettra de continuer et d’aider dans la mesure de nos moyens.
En attendant, ici se trouve encore tout ce qui introduit mon blogue. Relisez mes premiers mots…
Je continue avec mes dons de nature imprévisibles. Honnêtement, je ne pourrai motiver ce qui les anime.
La plupart du temps, je suis là, immobile et, je me vois tirer de mes poches 500 Fr pour le tendre à celui ou celle qui a osé me demander. Ils me présentent alors leurs deux mains pour créer un bol dans lequel j’y déposerai l’argent. Au même moment, ils penchent la tête et baissent les yeux.
Ça me rend toujours mal à l'aise, mais j’aime ce geste. L’être entier te dit «merci».
Il y a aussi ces moments où ils n’ont rien demandé et j’ai simplement donné parce que j’ai entendu leurs besoins.
À une jeune fille qui avait une brûlure à la jambe et que je soignais avec ma trousse de premiers soins : «On souffre quand on est orphelin»…J’ai donné tout ce qu’il faut pour qu’elle se guérisse et tiré 500 Fr de ma poche. Elle ne m’avait rien demandé.
À une fillette de 8 ans que je croise chaque matin avec un seau remplie d’eau sur la tête et qui me disait : «Ma sandale est coupée, je ne peux pas bien marcher quand je transporte l’eau». J’ai acheté des sandales vertes.
À ce jeune garçon qui demeure chez sa grand-mère et qui me disait : «Je n’aime pas transporter mes cahiers dans mes mains», j’ai acheté un sac d’école noir parce qu’il le voulait noir.
À un homme triste d’avoir vu son manguier coupé par les dents d’une chèvre qui avait réussi à passer le grillage qui l’entourait, j’ai acheté un nouveau manguier.
J’en passe. Trop d’occasions se présentent à moi. J’ai décidé de partager mon salaire d’ici et je vous le dis, ça me permet de faire beaucoup de petits cadeaux ici et là.
Et ce que j’ai entendu de plus beau concernant ces plaisirs que je m’offre vient de mon chauffeur de mototaxi qui a trop souvent été témoin de mes plaisirs : « Les chèvres d’un même troupeau n’ont pas tous la même valeur».
J’ai demandé qu’il m’explique.
«Vous voyez là bas, les chèvres, elles se ressemblent tous, mais, elles ne valent pas la même chose». Il a poursuivi en me faisant remarquer le nombre de personnes qui me saluaient lorsqu’il me ramenait à la maison : «Tu vois, quand je te ramène à la maison, les gens te saluent, ils sont contents, c’est parce que tu es gentille avec eux, tu leur parles, et quand vous n’êtes pas là, on me demande où vous êtes, trooooop de gens me demandent où vous êtes.» Le «o» du trop est allongé et en crescendo. Il me rappelle Adamo dans un blogue précédent.
Dans les faits, il m’associait au troupeau des étrangers. Je lui ai alors dit qu’il fallait m’associer au troupeau des Québécois et Québécoises qui aiment bien socialiser.
Il faudra envahir Yagoua de volontaires québécois pour qu’il constate l’essence même de notre culture.
Je lui ai mentionné que dans mon village, les gens se saluent, se parlent, se côtoient tout en se partageant leur quotidien.
Je lui ai aussi dit que nous avions un sens de la fête qui n’a d’égal. Nos violons et nos accordéons rivaliseraient avec leurs tam-tams.
Mais vous savez, j’ai apprécié son allégorie. Il a touché mon plexus solaire en rééquilibrant l’énergie de mon chakra du bonheur.
Il est celui qui, dans mon blogue sur l’ennui, m’a dit avoir eu peur que l’on ait «arraché Alyne».
Avec lui, la moto danse.
Avec lui, Dieu est grand.
Avec lui, il faut prier.
Avec lui, je n’ai pas peur en moto.
Et avec lui, le Cameroun est beau parce qu’il a contribué à me le rendre très très très beau.
Il est un de ceux que je pleurerai.
Et de ce chakra jaillirent les mots qui ont permis tous les textes de ce blogue…
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